vendredi 9 mai 2008

L'ATLANTIDE

Suite et fin du programme de la journée par la projection d'un film de Jacques Feyder, "L'atlantide".
En exclusivité pour vous...une interview de l'actrice principale, Mlle Stacia NAPIERKOWSKA, qui relatait le making of du film au retour de son expédition cinématographique dans le désert.


Pour tourner le film de l’Atlantide quand nous sommes arrivés à Alger, nous ne nous attendions guère à ce que les costumes de scène, ne fussent pas réussis, et pendant les quatre jours que nous y passâmes, tout d'abord il fallut se hâter d'en improviser de nouveaux. C'est-à-dire que le temps nous manqua pour visiter la ville... Toutefois, à côté d'Alger-la- Blanche que les touristes les plus blasés ne se contentent point d'admirer, mais en quelque sorte d'épouser de leur enthousiasme, je me suis rendu compte qu'il existait une Alger noire, beaucoup moins connue et bien moins vantée, Alger-la-Noire, qui n'est pas autour de la Kasbah, mais sur le port, tout au long de la côte qui s'étend du hameau de Charles-Quint à l'arrière-rade de I'Agah, et dont la limite est le cap Matifou. Dans un très beau livre récent, Sarati-le-Terrible, M. Jean Yignaud a brossé de sa main de maître le tableau d'Alger-la-Noire, et sa fresque des “mangeurs de Cardiff” peut supporter les plus puissants parallèles, aussi sombres qu'ils soient. Alger néanmoins demeurera, dans mon souvenir enchanté, la cité radieuse, toute de lumière et de soleil.

Nous n'avons pas tardé à nous embarquer pour Biskra sous le plus étincelant des ciels africains, et le jour de repos que nous y avons pris était vraiment gagné. On ne s'habitue, en effet, que peu à peu à cette température, tantôt pesante comme une chape de plomb sur les épaules, tantôt alanguissante comme un bain tiède. Et l'on comprend fort bien que le séjour climatérique dans ces régions ne soit supportable qu'aux nerveux calmes, c'est-à-dire à ceux dont la volonté n'est pas à la merci d'une longue fatigue.
De Biskra, nous fûmes à Touggourt, et c'est là que débutent réellement nos heures d'Afrique. Pendant deux mois, lorsque les travaux de la mise en scène nous en laissaient le loisir, nous avons parcouru le bled sous un soleil régulièrement torride, le bled qui résume la terre d'Afrique en son essence, comme la steppe résume la terre de Russie dans son aspect général. Seulement, la steppe russe est parfois changeante, ses hautes herbes où peut facilement se dissimuler un cavalier sur sa monture s'entrecoupent d'étangs ou de marécages, comme de clairières d'eau où un morceau de ciel gris se répercute ; tandis que le bled est morne, régulier, nu, terriblement figé sous la canicule, émouvant de désolation et de silence, à l'heure où le soleil effroyable l'accable.
Dès le “moghreb”, nous nous dégourdissons de ce demi-sommeil où vous plonge l'incessant éclat de la lumière qui, vers cette heure, décline et referme son éventail de couleurs pour ouvrir celui de ses nuances. Tout à l'heure c'était une intensité de palette rappelant un Delacroix, maintenant c'est une défaillance à la Whistler. Le ciel se fane comme un champ d'anémones, on écarte les tentures encore brûlantes, on se soulève de la natte de raffia où l'on n'a pas toujours eu l'occasion d'ajouter quelques coussins confortables. Le repas du soir est pris rapidement, - les mets n'invitent guère à s y attarder, - et l'on aspire, à la tombée de la nuit comme à une halte au bord d'une source pour étancher sa soif. Encore, les sables ne perdent-ils que graduellement leur ardeur de réfraction, et les promenades à cheval ne sont-elles agréables qu'à partir de dix heures du soir.

Alors, nous errions de longues heures parmi les palmeraies dont la végétation semblait métallique sous les nuits claires.
Pour ma part, j'aurais préféré vivre là-bas tout-à-fait en nomade. Nous logions dans une auberge qui était fort primitive ; l'ameublement était de fortune autant que d'infortune, le ravitaillement des plus sommaires. Heureusement que se trouvait non loin de là une soute d'épicerie que nous avons à, peu près dévalisée de toutes ses provisions de conserves et où, finalement, nous avons pu prendre, en quelque sorte, pension.
Les jours de festin, c'était le souper dans les palmeraies avec les spahis et le tableau ne manquait pas de relief, avec la lueur des torches profilant des silhouettes fantastiques au milieu des plats de couscouss ou de meschoui. De ces repas rustiques, j'emporte un excellent souvenir. Les gandourahs semblaient des ailes brusquement déployées vers le large, car les sables sont un océan qui ondule comme la mer ; seulement ses vagues sont les dunes.

Notre séjour dans le massif de l'Aurès fut beaucoup plus divertissant. Une espèce de petite diligence nous conduisit jusqu'à un poste de relais où nous attendaient des mulets pour nous rendre à Tommassine. Et nous faisions de courtes stations dans les petits pays jalonnant notre itinéraire. Les agglomérations indigènes sont clairsemées comme un troupeau qui court... Ce que nous rencontrions, c'étaient des camps de soldats, de nègres, et Sénégalais et d'Arabes.
À Tommassine, nous logions chez le maire qui possédait une sorte de vieux gourbi, moitié masure, moitié café maure, avec quatre pièces dites chambres et une salle de réfectoire. Les soldats indigènes s’y réunissaient vers le soir et c'étaient des enfantillages à n'en plus finir, ainsi qu'en sont capables les populations restées jeunes, en marge de la civilisation ambiante.
L'épisode le plus caractéristique de ces heures d'Afrique est sans contredit celui de ce bandit dont la tête avait été mise à prix parce qu'il razziait toute la contrée. Ce n'étaient que meurtres, pillages et saccages, et toute la région de l'Aurès était la proie de ce brigand, à la fois bourreau et bienfaiteur, car il gardait de vieilles habitudes ancestrales, luttant contre les uns pour nourrir les autres, affamant certaines tribus pour en ravitailler d'incertaines.

Nous demeurions à proximité d'un camp sénégalais sur un contrefort dont les noirs occupaient le bas, tandis qu'un oued à moitié desséché traînait ses maigres eaux de juin vers l'horizon désertique. Un jour, à l'entrée de ce petit village, qui ne comptait pas 1.200 habitants, des coups de fusil retentissent. Dans ces pays l'on n'y prend pas garde généralement, tant la chose est fréquente. À la troisième détonation cependant, nous sortons et voyons arriver un Arabe avec une carabine :

- “Je viens de tuer ma femme et son amant, dit-il, c'est fini.”

Aussitôt des cris de s'élever de toutes parts, assez semblables au vocero corse. Les pleureuses même se préparent à venir. Nous, nous laissions entraîner par les rumeurs et nous fûmes bientôt en face d'une hutte où une femme se lamentait et se convulsait de douleur : elle portait quatre blessures, deux aux jambes, deux dans le ventre. Les balles extraites, selon la coutume indigène, on avait mis de la terre sur les plaies, jusqu'à ce qu'un médecin eût été appelé. Les convulsions de la femme s'expliquaient d'autant mieux qu'on avait ensuite versé de la teinture d'iode sur ses blessures et qu'elle était dévorée de souffrance. Quant à l'amant, il avait été abattu de deux balles dans la nuque, on l'avait retrouvé sur une tombe du petit cimetière voisin.

Le lendemain, nous ne fûmes pas peu surpris de reconnaître, dans un indigène qui jouait de la derbouka avec une étonnante tranquillité, le meurtrier de la veille. Il avait tout à fait oublié son forfait, ou plutôt, il considérait que justice était faite et qu'il n'avait plus à s'en préoccuper. À ses yeux, rien de plus légitime. O candeur sauvage de l'âme d'Islam !

La mise en scène de l'Atlantide comportait plusieurs difficultés techniques et pour lesquelles nous nous sommes efforcés de suivre d'aussi près que possible les intentions de l'auteur. Toutefois, nous avons été obligés de nous en écarter dans la représentation du récit, et la scène de la salle de bains, par exemple, a été transformée pour que les spectateurs aient l'illusion d'une réalité aussi picturale que vivante.

Nous n'avons pas procédé, comme dans tel film justement célèbre, à l'a projection visionnaire de l'histoire racontée, mais nous avons remaillé la trame, à seule fin que l'œuvre tout entière soit sans discontinuité.

Cette mise en scène fut, bien entendu, soumise aux conditions atmosphériques ; la plupart du temps, nous étions obligés de créer de toutes pièces un décor où la lumière seule nous était versée à profusion... Car il est des heures favorables à la photographie d'un intérieur, qui seraient funestes à la représentation extérieure, et inversement.
Au point de vue touristique, les facilités de déplacement étaient encore primitives. L'improvisation est souvent nécessaire, et il est indispensable de témoigner d'initiative, d'une certaine souplesse d'adaptation, pour s'assimiler les méthodes (?) arabes.
Cependant, l'Arabe est une nature en profondeur dont beaucoup sont encore à ne point soupçonner la finesse et les trésors de ruse.
Au point de vue « métier », on trouve assez facilement des poudres et des fards dont la composition est moins chimique que celle des produits européens, pourtant plus agréables pour le teint, et il est amusant d'acheter, par exemple, du Khôl dit de la Mecque que l'on nous vend dans de petits sacs de peau de bufflesse si primitifs qu'ils ne sont pas même complètement épilés...

Ajouterai-je, en terminant ces impressions fugitives, que les Arabes étaient fort curieux de la présence d'une troupe de cinéma sur leurs ferres ? Ils s'intéressaient prodigieusement à la mise en scène, regardaient ce qui semblait parfois à leurs yeux une reconstitution des visions coraniques.

Et je n'ai pas oublié ce caïd venu du Sud avec sa caravane et des tapis, des bijoux, des essences rares. Il avait vu la photographie d'Antinéa, vint à l'hôtel où j'étais descendue, et fut désespéré d'apprendre que j'étais partie. La vérité est que je n'étais pas du tout rassurée, malgré les lettres invraisemblables dont il m'avait fatiguée.

Stacia NAPIERKOWSKA.

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