dimanche 11 mai 2008

Poil de Carotte


Il y a longtemps qu'on ne vit pareille émotion à une séance de présentation. Les moins sensibles y allèrent de leur larme et les malheurs de Poil de carotte si admirablement exprimés par André Heuzé remuèrent profondément la foule des spectateurs.
Ce n'est pas, comme souvent en pareil cas, un succès de mauvais aloi ou trop aisément obtenu. En transportant à l'écran ce chef-d'oeuvre de pitié où nous trouvons outre le grand talent l'âme généreuse de Jules Renard, Julien Duvivier savait qu'il entreprenait une chose malaisée. Le roman n'est qu'une page de vie, de vie douloureuse, entre trois caractères fortement accusés, l'enfant martyr, le père brave homme indifférent, la mère acariâtre et brutale. La pièce où Suzanne Després fut sublime, n’a pas plus d'intention anecdotique. Comme on dit en langage cinégraphique : il n'y a pas de scénario. Julien Duvivier sans sortir du cadre de l'œuvre littéraire ni de son esprit, en composa un singulièrement émouvant. Il fit un film d'un simple thème dramatique, d'un simple énoncé de caractères. Et c'est parfaitement réussi.
La mise en scène de Julien Divivier situe dans une juste atmosphère les diverses péripéties de cette tragédie familiale et bourgeoise. Les décors, mille détails d'existence commune, les choses, les gens et les bêtes, tout s'anime pour constituer une vaste fresque vivante dont le principal charme est la simplicité. On a ri à certains détails pittoresques, on a pleuré à d'autres pathétiques et les mots d'observation reproduits d'après le texte de Jules Renard ont eu leur part du succès.
L'interprétation accentue le caractère de vérité du film, Henry Krauss est un M. Lepic d'un parfait naturel. Il a atteint dans sa scène de fureur, quand il apprend l’inconduite de son fils aîné, le plus haut tragique.
Mme Barbier-Krauss a composé une silhouette de Mme Lepic toute en angles et en rudesse. Elle s'est fait une âme sèche correspondant à un visage rébarbatif.
Poil de carotte, c'est André Heuzé. Malgré nous, nous pensions à Forest dans Visages d'enfants. André Heuzé a interprété et joué en grand artiste et ses désespoirs de pauvre petit qu'on n'aime pas nous ont émus aux larmes.

Poil de carotte,
Cinéa-Ciné-pour-tous, n° 54, 1er février 1926

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