Cette semaine creuse me permet de vous parler du cinéma qui est aussi un spectacle, moins différent du théâtre qu’on ne le croit généralement, car là aussi, il s’agit d’intéresser ou d’émouvoir les gens. Et justement, deux grandes bandes, « Intolérance »[1] et « J’accuse »[2], sont sur nos affiches ces jours‑ci.
L’Amérique nous apporte avec « Intolérance » le film le plus important et le plus sensationnel que nous vîmes jusqu’ici, en même temps qu’Abel Gance, justement tenu pour notre champion, produit son « J’accuse » ; il n’est pas inutile de les comparer, à l’heure où redoublent nos inquiétudes devant la redoutable concurrence d’outre‑mer.
Aucune illusion n’est possible ; nous sommes gravement menacés si nous tardons davantage à agir ; voici bientôt l’Allemagne à la rescousse, c’est la mort sans phrase d’une industrie considérable si nous persistons dans les bavardages stériles de ces derniers mois au lieu de nous mettre à la besogne. L’arrêt presque total du développement que prenait chez nous le cinéma à la veille de la guerre nous a déjà mis fort mal en point ; tandis que nous restions, ces dernières années, absorbés par d’autres soucis, nos concurrents étrangers, moins atteints, entrés en ligne après nous, avaient redoublé d’effort et que le film français parait condamné. De plus, leur outillage, leur puissante organisation industrielle permettaient l’inondation de notre marché avec des films amortis chez eux, quelles que soient les sommes dépensées, et offerts â bas prix ; la certitude d’être battus sur le terrain commercial n’encourageait guère les initiatives de nos grandes maisons d’édition qui, dès lors, ralentirent leur activité, et la cinématographie française fut un instant menacée de disparaître totalement.
L’Amérique nous a d’abord accablés d’un énorme stock de films dont la nouveauté et la perfection causèrent une sorte de stupeur car, bien entendu, on ne nous envoyait que le dessus du panier ; les sensationnelles révélations se succédèrent depuis « Forfaiture »[3] jusqu’à « Intolérance », le triomphe actuel de Griffith ; mais, déjà, « Forfaiture » ne fut point une surprise pour ceux qui s’occupaient de l’écran, depuis 1912, chez nous, dans de petites salles peu fréquentées dont les exploitants, séduits par le bon marché, passaient les premières bandes américaines ; de véritables merveilles, « Secondes Pensées », « Un Lâche »[4], « Le Champ de la Mort », ou « Conscience Vengeresse »[5], révélèrent tout un art neuf, insoupçonné chez nous. La plupart de ces premiers chefs‑d’œuvre sont restés inconnus du grand public ; il a fallu le coup de foudre de « Forfaiture » pour lui révéler le cinéma. Dès lors, le succès n’a cessé de grandir allez voir nos salles des faubourgs devant les épopées de « Rib‑Jim » qui, encadrées de paysages nouveaux, resteront peut‑être, avec leurs cow‑boys et leurs Indiens, le meilleur de la vraie production nationale américaine ; et leur grandeur simple nous émeut encore autant que les romans de Fenimore Cooper qui firent l’enchantement de notre adolescence.
Cependant, la lassitude venait là‑bas de péripéties toujours pareilles, attaques de camps, poursuites de diligences, chevaleresques exploits ou cruautés indiennes ; il fallait se renouveler et les Américains n’y faillirent point, car le roman anglais, si riche en humour et en naïves émotions, enrichit vite leur écran de toute les jolies, simples et honnêtes histoires à la Dickens dont Mary Pickford est l’admirable héroïne en même temps que la fantaisie des Minstrels, une des formules du comique yankee, s’incarnait en un artiste génial comme Charlot, qui a conquis le monde entier.
Tout ceci, cependant, n’aurait point suffi à la formidable consommation de nos amis si leur instinct de propagande et de moralisation n’avait vite démêlé dans le cinéma un instrument tout de suite utilisé avec un sens admirable des besoins de l’heure ; les problèmes de la guerre et les aspects du conflit furent traités en des films spéciaux pour lesquels des ressources incalculables ne manquèrent point ; et ce furent la « Naissance d’une nation »[6], « L’invasion des Etats-Unis »[7], « Civilisation »[8], « Pour la liberté », et enfin « Intolérance » qui résume tout l’effort américain jusqu’à ce jour.
Ce chef‑d’œuvre, car c’en est un cinématographiquement, contient toutes les possibilités actuelles de l’écran ; présenté il y a un an, il comportait quatre mille mètres ; la version données ces temps‑ci a été réduite à la moitié environ et gâchée par les malins de chez nous qui connaissent le cinéma, car déjà pour l’art nouveau tout récent, ainsi qu’au théâtre, nous avons des gens qui savent et ne se trompent jamais.
Dans « Intolérance », Griffith a entrepris, ainsi qu’il l’explique en un texte abondant de démontrer qu’à tous les âges de l’humanité, l’intolérance déchaîna des catastrophes et retarda le progrès. Quatre preuves de cette vérité, déjà connue sont administrées en récits différents de cadre et d’époque, la Chute de Babylone, La Passion du Christ, une Saint‑Barthélemy et, pour les temps présents, un assez piètre roman‑feuilleton dans lequel l’auteur flagelle les exploiteurs de la misère ouvrière, les tyrannies des sociétés de moralisation en les reliant au pharisianisme dont Jésus fut victime, au fanatisme des prêtres de Baal et au massacre des Huguenots, ancêtres du nouveau monde protestant.
Chacun des épisodes de ce scénario est assez puérilement composé la peinture de Babylone comporte les clichés d’usage sur les orgies antiques avec grand prêtre, danseuses, des cavalcades de cirque colossal, enfin des tableaux historiques pour école du soir. De douteuses et confuses précisions archéologiques s’affirment en d’immenses décors dont les architectures de carton‑pâte, les éléphants, les pyramides et les temples en ciment armé composent une sorte de Magic‑City de goût douteux qui a, disent les affiches, coûté dix millions, et c’est tant pis. Aucune grandeur véritable ; des costumes d’Opéra, une sorte de mi-carême tape‑à‑l’œil. Bien entendu, je ne parle que de la réalisation décorative de la bande. L’épisode s’éclaire de la jolie frimousse de Mlle Constance Talmadge, une girl amusante dépaysée dans cette énorme histoire et amoureuse d’un Roi des Rois échappé du Manathan Opéra. Flaubert a décidément ravagé le cinéma ; c’est au fond une erreur de prétendre réaliser ces visions gigantesques et trois adjectifs seront toujours plus évocateurs que l’écran comparez le sacrifice à Moloch de « Cabiria »[9] avec le chapitre de « Salammbô » ! On s’efforce encore dans « Intolérance » à la peinture de somptueuses orgies et de toute la volupté surhumaine que nos imaginations prêtent à ces époques fabuleuses, mais la censure américaine n’eût point laissé passer cette monstrueuse et terrible fresque et fort bourgeoisement, on s’est contenté de quelques beautés bien modernes échangeant des fleurs et des fruits au cours de festins propres à inspirer beaucoup d’estime pour la morale babylonienne.
L’épisode du Christ est quelconque ; des réminiscences de Tissot ou de Munkacsy qui seraient bien pâles sans leur réelle beauté photographique. Puis, cet incessant rappel du Christ dans les nombreuses histoires de ce genre où le garçon de bureau ou tout autre personnage se transforme en centurion grâce à un habile “fondu” est d’un déjà-vu fatigant. Il y avait encore une Saint‑Barthélemy que vous ne connaîtrez point, car elle fut interdite par notre censure, mais je puis dire pour l’avoir vue lorsque la bande fut présentée, qu’elle était de maigre intérêt. Les Américains n’ont aucun sens du costume ; il était inutile d’attendre, même de Griffith, ces portraits d’histoire dont Clouet fournirait d’admirables modèles ; seuls, un Charles IX, dégagé des poncifs habituels, avait une vie saisissante grâce au jeu extraordinaire d’un acteur.
Enfin, la quatrième partie est de beaucoup la meilleure. C’est qu’ici Griffith nous a présenté avec ce réalisme juste qui est le caractère essentiel des productions de ce genre là-bas, une histoire assaisonnée des péripéties d’une grève, dans des milieux populaires et des cités ouvrières – l’immense talent de Mae Marsh et de Robert Harron y accumule tant de vie douloureuse et de magnifique humanité que l’auditoire est empoigné.
Vous percevez à présent la trame du film, tissée de ces quatre histoires parallèlement développées et s’enchevêtrant peu à peu pour des rapprochements voulus ; lorsque la petite Babylonienne se débat sous l’intolérance des prêtres de Baal, ses tristes sœurs dans le temps, l’ouvrière contemporaine aussi bien que la femme adultère de l’Évangile et la jeune protestante traquée par les massacreurs, sont évoquées aussitôt. Le public français accueille tout cela avec un peu de scepticisme ; comme, par surcroît, Griffith pour relier les épisodes et nous en rappeler l’idée directrice, ramène inlassablement la vision d’une mystérieuse femme balançant un berceau dans lequel un enfant symbolise l’humanité, l’étonnement puis l’impatience et l’agacement de l’assemblée vont en progressant ; enfin, ces innombrables scènes sont commentées de citations bibliques qui donnent au spectacle une fatigante allure de prêche pour un peu, on entonnerait un psaume et cette soirée laisse le public déconcerté et vaguement respectueux.
D’où vient alors que les professionnels, beaucoup d’artistes et non des moindres, tiennent « Intolérance » pour une véritable œuvre d’art ? C’est que Griffith laisse entrevoir ici quelque chose d’une étrangeté neuve que le cinéma seul peut réaliser par la simultanéité des suggestions et des visions. Après avoir lentement amorcé chaque épisode, grâce à son génie de créateur d’images, le metteur en scène rapproche peu à peu ses quatre sujets, en resserre progressivement les péripéties puis, les enchevêtrant dans un rythme d’une sûreté hallucinante, il les fond tout à coup par un coup de génie pour une démonstration à la fois visuelle et philosophique dont la puissance obscure est souveraine. Après le tableau de l’armée de Cyrus roulant ses flots épais et pressés avec une irrésistible force, succède une monstrueuse locomotive dévorant l’espace, liant le symbole moderne à la vision antique et ceci révèle en Griffith un tempérament d’évocateur d’une grandeur et d’une poésie incomparables.
Par ailleurs, pour les ensembles et les mouvements de foules, mon enthousiasme reste limité ; au cinéma, on obtiendra toujours de beaux effets avec un galop de deux mille cavaliers devant l’objectif ; ce qui est unique et précieux à étudier, c’est la réalisation technique de cette énorme machine. Toutes les possibilités, toutes les perfections cinématographiques de l’heure actuelle sont là ; les plantations, le contraste savant des tableaux, les détails ingénieux avec lesquels le metteur en scène crée la vie, les décors repris sans cesse sous des angles et des formats différents, la sûreté miraculeuse des prises de vues tout est magistral.
C’est encore sur la parfaite interprétation de « Intolérance » que les cinématographistes français devront méditer. Alors que nous en sommes toujours aux procédés de théâtre, les acteurs américains parlent vraiment une langue inédite et si expressive que la plus fugitive nuance est dégagée clairement. Le choix des personnages est d’une sûreté, d’une perspicacité inconnue chez nous. Dans l’épisode populaire, Griffith, malgré l’emploi d’un romanesque à la Ponson du Terrail, avec revolver, femme jalouse et tout le piètre appareil des plus bas feuilletons, arrive au souverain pathétique, et la scène de la confession est â crier d’admiration.
En résumé, « Intolérance » est un scénario banal, sans qualité littéraire, dont la composition ne nous apporte aucun enseignement. Par contre, nous n’étudierons jamais trop la sûreté de l’exécution, l’intelligence des mouvements, les trouvailles visuelles, la science des oppositions et, surtout, le mouvement obtenu par un découpage d’une habileté qui impose à toute la bande un rythme ignoré en France ; il y a là la révélation d’un véritable génie cinématographique et Griffith en demeure avec justice le représentant le plus célèbre et le plus admiré.
Tout cela ne peut être perçu, comme il serait utile, avec les projections actuelles du théâtre Marivaux car, en recueillant ce chef‑d’œuvre, on s’est, comme d’habitude, livré sur lui a un vandalisme imbécile ; les dirigeants du cinéma ont décidé depuis longtemps que toute l’histoire contée à l’écran doit tenir en quinze cent mètres et, sans aucune autorisation des auteurs, on a taillé à tort et à travers dans « Intolérance », en modifiant même les indications écrites, sans se douter que le texte d’un film en est partie intégrante. Mais ce n’était point encore suffisant, notre censure exerça, elle aussi, ses ravages ; le spectacle de la Saint-Barthélemy fut tenu pour dangereux et on l’a retranché. Le cas, du reste, n’est pas isolé ; la censure cinématographique ne compte plus ses méfaits et elle contribue de tous ses efforts à la paralysie d’une industrie déjà si gravement menacée ; depuis deux ans, elle interdit « Quatre-Vingt-Treize »[10] de Victor Hugo, tout en couvrant de sa sollicitude d’ineptes élucubrations, véritables attentats à l’intelligence publique.
Vous imaginez le résultat de cette suppression dans un ouvrage où tout avait été dosé, équilibré, avec d’autant plus de soins qu’il s’agissait de tester une forme nouvelle : la suppression d’un quart de la bande a décalé l’ensemble et il en reste un spectacle tout à fait incohérent. Ah ! Que Griffith devrait donc faire à ces gens‑là un beau procès qui libérerait le cinéma de tant d’entraves ! Nous n’avons d’autres recours pour l’instant, que de souhaiter un cuisant mécompte financier aux coupables pour les guérir de cette manie de tripoter, de réduire et de gâcher des œuvres comme celle‑ci.
André ANTOINE
[1] Intolérance de D.W. Griffith (USA – 1916) est sorti à Paris, Marivaux, le 12 mai 1919.
[2] J’accuse d’Abel Gance (F – 1918) est sorti à Paris, Pathé-Palace, le 23 avril 1919.
[3] Forfaiture (The Cheat) de Cecil B. DeMille (USA - 1915).
[4] Un Lâche (The Coward) de Reginald Barker, supervisé par Thomas Ince (USA – 1915)
[5] Conscience Vengeresse (The Avenging Conscience) de D. W. Griffith (USA – 1914)
[6] Naissance d’une Nation (Birth of a Nation) de D. W. Griffith (USA – 1915)
[7] L’invasion des Etats-Unis (The Battle Cry of Peace) de J. Stuart Blackton (USA - 1915)
[8] Civilisation (Civilization) de Thomas Ince (USA – 1916)
[9] Cabiria de Giovanni Pastrone (I – 1914)
[10] Quatre-Vingt‑Treize d’Albert Capellani (F – 1914)
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